L'oeuvre d'Uccello est intéressante dans ce qu'elle a de marginal et de décalé par rapport à son contexte. En effet, cet humaniste travaille sur la perspective mais dans un sens qui ne correspond pas tout à fait au consensus qui se dégage autour d'une perspective albertienne, c'est à dire unitaire et monoculaire.
Uccello reste sensible à l'imaginaire médiéval et à la poésie du gothique international. Il s'intéresse aux spéculations spatiales et plus particulièrement aux volumes. Chez lui, l'espace ne recherche pas une unité systématique, il existe bien une convergence générale mais l'espace développé manifeste plusieurs points de fuite à l'intérieur du tableau.
De plus, contrairement aux autres humanistes, sa perspective ne s'appuie pas sur l'architecture ou sur l'urbanisme d'une cité quelconque. Il cherche à élaborer une spatialité à partir de lignes de fuite inscrites sur le sol et correspondant par exemple à des lances brisées dans "La bataille de San Romano" ou à des clôtures de champ dans le "Saint Georges délivrant Trébizonde" de Paris.
En réalité, Uccello s'inscrit dans la logique d'une perspective frontale mais sans que cette dernière devienne monoculaire. Il conserve le principe d'une perspective bifocale ou multi-focale fréquente chez les primitifs. De même, la clarté diaphane d'un Piero della Francesca est absente. Les cieux d'Uccello sont obscurs et les échelles ne sont pas toujours respectées comme dans la fresque de "La dispute de Saint Etienne" du Dôme de Prato de la chapelle de l'Assunta peinte vers 1434.
Si l'artiste s'intéresse à la psychologie pré-physiognomonique des personnages qu'il cherche à différencier par leurs émotions à la façon d'un Giotto ou d'un Masaccio, les auréoles de Saint Etienne disputant avec les grands prêtres de la Synagogue restent fidèles à la tradition gothique et sont toujours frontales bien qu'elles deviennent par la suite elliptiques en s'assujétissant à la spatialité.
Uccello n'est pas un humaniste qui donne la priorité au concept et à l'idée. Il ne cherche pas à construire un espace clos sur lui-même. Pour l'artiste, la peinture n'est pas un exercice de démonstration de telles ou telles idées. Les concepts existent bien et Uccello les maîtrisent s'il le désire comme il montre avec la statue équestre du condotière Sir John Hawkwood où le point de fuite est bien monoculaire mais il adapte sur le terrain de la peinture qui reste selon lui un territoire libre et propice à toutes expérimentation.
Il préfère conserver la possibilité de le rendre compatible avec le plaisir de la sensation et celui du rêve.
Les études qui suivent s'inspirent largement d'une méthodologie panovskienne.
factuelle
Il y a d'abord trois personnages: un homme en armure sur un cheval, une femme et un dragon. Ces personnages sont réunis dans un action commune. L'homme à cheval tue le dragon et la femme qui le tient en laisse semble le donner au chevalier qui le tue. Le dragon n'offre pas de résistance particulière et prend le coup comme s'il était consentant, comme si la chose semblait convenue. L'affrontement laisse d'ailleurs une tache de sang sur le sol.
L'action se déroule pratiquement sur un même plan et se tient dans un paysage où le ciel et la terre se partagent la surface à moitié. Le premier plan de l'action se déroule sur un deuxième plan avec une forêt et une grotte. Ensuite, à l'arrière-plan, sur la ligne d'horizon se posent des montagnes et une cité. Enfin vient le ciel dans lequel apparaît une nuée ainsi qu'une lune. Cette nuée paraît surnaturelle et contraste avec les nuages plus calmes qui s'effilochent tranquillement à côté.
expressive
Les personnages n'expriment pas de sentiments particuliers sauf le dragon. En effet, les autres personnages ne semblent pas manifester d'émotion et semblent assez lisses. Le chevalier paraît même inhabité, comme absent de l'action qu'il commet. Seul le dragon manifeste une expressivité très intense.
plastique
Le paysage semble réaliste dans le sens où l'espace est unitaire à la différence de ce que l'on pouvait voir dans l'esthétique médiévale où la ligne du dessin cernait les personnages coloriés en aplat. Il existe bien en effet des fuyantes qui induisent une perspective s'appuyant sur des traces dans l'herbe. Mais si la perspective linéaire est à comprendre au sens où les fuyantes doivent avoir un seul point de fuite posé sur la ligne d'horizon, alors elle est absente.
La végétation est représentée à l'unité, brin d'herbe par brin d'herbe. L'anatomie des personnages est bien maîtrisée du point de vue du volume externe mais l'artiste ne cherche pas à montrer le sang qui coule dans les veines, les ligaments ou les nerfs. Une exception, curieusement, se manifeste chez le dragon pour lequel la bouche, la langue, les dents, le gosier, le larynx, les griffes et plein d'autres détails morphologiques sont représentés par une description très détaillée.
La lumière n'apparaît que partiellement car l'ombre des personnages n'est pas projetée sur le sol. L'ombre portante permet bien de moduler en valeur les volumes déterminés par le dessin et la géométrie mais également par la lumière. Cependant, l'ombre portée des objets ou des personnages sur le sol n'est pas représentée sauf pour la grotte où un clair-obscur est traduit et très légèrement pour le dragon sous les pattes.
factuelle (voir l'inconographie accompagnant l'oeuvre)
L'iconographie du tableau est donc celle de St Georges délivrant Trébizonde et correspond au texte du XIIIème siècle de Jacques de Voragine avec la Légende Dorée tel qu'il s'est cristallisé à la suite d'une longue tradition orale. Le chevalier est donc un saint et pourrait être associé à la nuée qui est circulaire et reprend de fait, la forme de l'auréole, entre autres analyses. La lune confirme le phénomène miraculeux.
La princesse est associée au dragon par la laisse et par le geste de don en direction du chevalier. Le dragon est plastiquement associé à la grotte car il est posé dessus. Il semble en sortir. Contrairement à l'iconographie qui ne parle pas de grotte, une mer se cache au fond de cette dernière qui laisse présager de son lieu d'habitation. La princesse le tient en laisse et semble l'avoir apprivoisé. L'histoire raconte qu'il s'agirait de sa ceinture personnelle qu'elle a du dénouer pour l'y attacher. Le chevalier ne tue immédiatement pas le dragon qui semble l'attendre sans vraiment résister mais le blesse d'abord car il est prévu qu'il fasse le tour de la cité pour le montrer vaincu avant de le tuer définitivement.
Cette analyse permet de mettre en évidence plusieurs couples d'oppositions qu'il s'agira d'exploiter dans le troisième temps de l'interprétation. On peut remarquer l'opposition entre la caverne et la nuée et y voir une dualité souterrain et aérien. Le dragon est d'ailleurs plus aérien que véritablement sous-marin à en croire ses pattes qui ne sont pas palmées. Une deuxième opposition se manifeste entre le côté dynamique de la confrontation chevalier et dragon et l'aspect statique de la princesse représentée de profil à la byzantine. Sans doute, pourrait-on faire correspondre cette dualité statique et dynamique avec l'opposition masculin et féminin.
expressive
L'opposition déjà notée entre le manque d'expression des deux personnages et le dragon portant toute la description de ce qu'il est et de ce qu'il souffre doit être exploitée. Cette opposition se généralise en idéalisme du dessin lisse et parfait contre le matérialisme de la monstration du dragon dans ce qu'il a de visqueux et de répugnant. Cela produit une autre opposition entre le beau et le laid parallèlement au simple et au complexe.
plastique
La perspective d'Uccello bien que particulière est une spatialité malgré tout et pose le cas échéant, la question de savoir si les volumes, qui sont déterminés dans cet espace, seront eux aussi assujettis au point de fuite de la perspective linéaire ou bien s'ils auront un point de fuite qui leur sera propre. La deuxième solution semble avoir été choisie chez Uccello bien-sûr mais également chez tous les autres artistes. L'hypothèse contraire aurait conduit à l'aliénation de la représentation u modèle euclidien.
En réalité, le moyen dont se sert l'artiste pour induire une spatialité est un système de lignes de fuite qui sont tracées dans l'herbe. L'intérêt d'une telle démarche est d'utiliser la perspective sans qu'elle ait besoin d'architecture et donc sans la nécessité de poser la question d'une cité idéale et par prolongement d'une métaphysique néoplatonicienne. Dans ce sens, l'espace développé par Uccello ne cherchera pas à faire la démonstration d'un idéal parfait expliquant la totalité du réel mais sera le prétexte à la représentation d'un univers ouvert aux paradoxes de l'imaginaire.
Parallèlement, la question des proportions trouve une réponse dans le respect entre les divers acteurs de l'action entre eux d'abord puis de ces derniers avec leur environnement. Là se manifeste une évolution notable par rapport à l'esthétique médiévale. L'artiste semble attaché à produire un lieu qui soit unitaire. Le Saint, qui n'est pas auréolé avec sa nimbe dorée comme le veut la tradition, en témoigne à sa façon. Uccello préfère lui associer un phénomène météorologique qui parait plus vraisemblable.
Sans doute la nuée de l'arrière-plan tient-elle lieu de signe indiquant le mystère qui se déroule devant les yeux du spectateur. L'effilochement de cette nuée qui cherche à établir un parallélisme avec la lance du chevalier pour rejoindre l'aile du dragon manifeste un lien supplémentaire. Ce principe de contruction en terme de surface continue l'esthétique frontale du Moyen-Age et s'ajoute à celle de la Renaissance plus spatiale. La présence de la lune qui fait écho à cette nuée est troublante. Si ce symbole est associé fréquemment à la féminité, en quoi renforce t-il cette nuée? De plus, si cette dernière ressemble à un tunnel, le chevalier en sort-il?
Le fait que le chevalier et le dragon soient soumis à la profondeur à l'inverse de la princesse qui est frontalisée conduit à une opposition espace et surface qui s'ajoute aux deux autres: statique/dynamique ainsi que masculin/féminin et simple/complexe. Cette avancée des formes s'inverse par rapport à la spatialité du fond et engendre une flèche ponctuant la tache de sang qui vient sur un fond très clair devant la princesse vers le spectateur.
Toutes ces oppositions ne se superposent pas, bien au contraire mais se décalent et ajoutent un sens à chaque fois nouveau et parfois même contradictoire.
intrinsèque (particulier)
Le dragon tenu en laisse par la main droite de la princesse est offert par sa main gauche au chevalier. Loin des Idées chères à Platon et plus proche d'un matérialisme tout médiéval, le dragon que la princesse offre au chevalier pourrait représenter la sexualité féminine qui n'aurait d'autres finalités que celles d'être offerte à l'homme et domestiquée par lui. Dans cette hypothèse, la tache de sang, si elle symbolise l'hymen, attesterait sans doute de la virginité de la princesse comme il était fréquent à l'époque de montrer le drap ensanglanté après la première nuit de mariage.
La monstration de la gueule du dragon joue en ce sens. Elle n'est pas sans rappeler le personnage de Méduse qui est belle et laide simultanément. Le dragon d'ailleurs regarde le spectateur peut-être pour le pétrifier. Ainsi, trois orifices existeraient: la grotte, la nuée et la gueule du dragon. La grotte et le lac profond au fond duquel le dragon sommeille lui sert de refuge. Il en sort sans qu'on sache véritablement pourquoi mais ses apparitions à certaines périodes pour terroriser la cité semblent régulières et pourraient rappeler le cycle féminin. La présence de lune dans le ciel correspond sans doute avec la sortie du monstre et par extension aux menstruations. La nuée pourrait dans la continuité de cette hypothèse, représenter l'idéalité utérine de la création divine. La position de la lune à côté permettrait cette passerelle entre une création terrestre et une création céleste. Elle est à droite du tableau, du côté du chevalier et donc du bon côté.
Concernant la gueule du dragon, l'idée de l'hymen peut être retenue car ce sang n'est vraisemblablement pas d'origine menstruel mais résulte du choc de la lance dont la symbolique phallique n'échappera à personne. Le principe de la virginité peut être retenu. Le chevalier vient donc combattre le côté néfaste et monstrueux du féminin pour le maîtriser et le dominer.
Ce tableau offre un exemple très intéressant d'une des applications de l'incarnation au sens de l'éros car la dynamique de Saint Georges dont il est question consiste bien à descendre du ciel abstrait pour réaliser ce désir d'homme matériel sur la terre en l'inscrivant bien-sûr dans le cadre de la légalité iconographique, puis du mariage par la représentation de la tache de sang sur le sol visible de tous. Bien qu'il ne soit pas question de mariage dans l'iconographie d'un point de vue manifeste, ce stéréotype reste nécessaire pour représenter visiblement la question du désir latent et de son inscription dans un cadre normal.
Une interstice se produit donc entre la légalité affirmée, iconisée, symbolisée et l'anecdote, le détail, l'exotisme de la marge indexée par la tache de sang et la gueule simplement décrite et laissée, de fait, à la fascination de chacun. Uccello semble mettre en relation l'indicialité et la fascination ainsi que le désir et l'acception de ce dernier dans sa dimension montrueuse, considéré comme tel en tout cas par le masculin et en dernière instance l'acceptation et l'indicialité. Sans doute Uccello plaide t-il en faveur de la transfiguration du banal et ouvre par là à la poétique.
extrinsèque (général)
Cette hypothèse de travail permet de reprendre très facilement les oppositions précédentes de l'idéalisme et du matérialisme, du beau et du laid, du féminin et du masculin, du simple et du complexe, du statique et du dynamique. Elle en autorise une interprétation dans le sens d'une adéquation souple et relative les unes par rapport aux autres afin d'obtenir un schéma relationnel classique entre les sexes pour mieux souligner l'impossibilité qu'il y aurait à soumettre le réel dans sa totalité, qu'il soit d'ordre érotique ou plus général, à une règle absolue. Un détail viendra toujours se manifester discrètement pour distraire, fasciner le regard du spectateur. Voilà sans doute une des raisons pour laquelle Uccello entretenait des distances avec la perspective telle qu'elle se mettait en place à l'époque et s'officialisera. Il est fort possible qu'il la ressentait comme un terrorisme intellectuel naissant et qu'à l'extérieur de ce système, s'élaborait en contre-partie de l'espace albertien une correspondance avec un espace dont l'esthétique défendait finalement certains interêts plus politiques et économiques qui pour Ucello n'interessaient pas la représentation et en tous les cas, la peinture.
Il convient de préciser que ce tableau est différent de la production habituelle de l'artiste. D'une part, il avait déjà travaillé sur ce sujet et le connaissait bien et d'autre part, l'obscurité de ses oeuvres est ici abandonnée pour une plus grande clarté. Il s'agit donc d'une oeuvre marginale par rapport à ce dont il nous reste. Mais qu'il s'agisse de ce tableau ou des autres, Uccello ne considère pas la peinture comme le moyen de parvenir à une idée aussi parfaite soit-elle. Il donne la priorité à l'imaginaire et préfère une création qui soit le support à l'expression de ses sentiments.
Pour lui, la loi de la perspective n'est qu'un moyen. En réalité, en dérogeant à la règle de la perspective linéaire qui veut que toutes les fuyantes doivent converger en un seul et unique point de fuite, Ucello se donne ainsi des libertés. Il crée sa propre perspective qu'on pourrait qualifier d'ucellienne. Il les verse bien-sûr sur le compte de l'imaginaire qu'il affectionne au détriment d'un humanisme parfois trop éloigné des hommes par sa propension métaphysique et doctrinale. Uccello était isolé dans cette façon de penser. Le consensus qui se dégageait au XVème siècle chez la plupart des artistes autour des théories albertiennes entre Brunilleschi et Piero della Francesca était tourné vers une perspective linéaire dont le but était de construire un lieu, une cité idéale avec le risque d'une part qu'elle ne soit fréquenté par personne ou qu'elle ne devienne qu'un simple décor et d'autre part qu'elle se réifie en se compromettant nécessairement avec des intêret plus séculiers.
Uccello produit ainsi une oeuvre capable de condenser des idées et des émotions tout en les inscrivant dans un système de représentation essentiellement géométrique dont le but était paradoxalement d'incarner, d'engendrer une réalité qui ne soit de l'ordre du symbole mais de celui du signe voir de l'indice. A contrario, Uccello refuse de perdre la possibilité d'avoir plusieurs points de vue et considère la perspective monoculaire comme une contrainte réductionniste.
D'autre part, cette perspective linéaire telle qu'elle se définit engendre une unité et de fait une totalité à l'extérieur de laquelle l'individu est rejeté. Uccello représente sans doute une des rares oppositions connues à ce système de représentation qui fera l'unanimité dans les ateliers.
Il faudra attendre la crise maniériste au XVIème siècle pour que la perspective soit radicalement remise en question. La représentation trouvera d'autres solutions pour répondre à ses problèmes que celle de la géométrie. Celle-ci devra aller jusqu'au bout d'elle-même et ses vertus d'hier s'useront aux yeux des contemporains du siècle prochain pour poser la représentation en terme de clair-obcsur.